États-Unis : des chercheurs proposent de faire table rase du droit du travail

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Parmi les pays développés, c’est probablement aux États-Unis que les lois du travail sont les plus défavorables aux syndicats. La syndicalisation y est particulièrement difficile et plusieurs États ont introduit des lois Right-to-work interdisant le précompte obligatoire des cotisations syndicales (formule Rand). La montée du néolibéralisme et les attaques constantes de la droite, en particulier, ont entraîné une baisse dramatique du taux de couverture syndicale au cours des dernières décennies. Celui-ci n’était plus que de 11,6 % au total en 2019 et seulement de 7,1 % dans le secteur privé. Avec un taux de couverture syndicale de 39,9 % en 2020, la situation au Québec demeure très enviable en comparaison, quoique la tendance à la baisse dans le secteur privé suscite plusieurs inquiétudes.

C’est dans un tel contexte et après deux ans de travaux, de réflexions et de consultations, que des chercheurs de l’Université Harvard aux États-Unis ont conclu en janvier 2020 qu’il fallait faire table rase du droit du travail américain et recommencer sur de nouvelles bases.

Le rapport Clean Slate for Worker Power formule des dizaines de recommandations afin que les travailleurs et les travailleuses établissent un véritable rapport de force, et ce, dans l’objectif de rendre la société plus juste et plus égalitaire. Plusieurs des recommandations du rapport sont déjà en application au Québec, comme les dispositions anti-briseurs de grève, l’arbitrage d’une première convention collective ou encore le renvoi pour cause juste et suffisante.

Matthew Ginsburg, avocat général associé pour l’AFL-CIO, a participé aux consultations organisées dans le cadre du Clean Slate. La plus grande centrale syndicale américaine ne s’est toutefois pas encore positionnée sur les propositions du rapport. « L’orientation générale du rapport vise à étendre un ensemble de droits à tous les travailleurs et les travailleuses. C’est très important, soutient-il. Aux États-Unis, une grande part de la main-d’œuvre est exclue, comme les travailleuses et les travailleurs agricoles et domestiques. Les personnes sans papiers devraient aussi être en mesure d’exercer leurs droits sans craindre de perdre leur emploi ou de mettre en danger leur sécurité. »

Sortir de la logique binaire entre syndiqués et non-syndiqués

Comme les lois américaines en la matière, le Code du travail du Québec est basé sur le modèle du Wagner Act. Celui-ci se caractérise, entre autres, par l’accréditation d’un syndicat majoritaire détenant le monopole de la représentation pour une unité d’accréditation, le plus souvent pour une entreprise donnée. Ce modèle, très bien adapté aux grandes entreprises et au secteur public, n’a toutefois jamais fonctionné adéquatement pour certains secteurs d’activité économique ainsi que pour les petites entreprises. « Si on pense à notre système au Québec, tous les travailleurs et travailleuses ont des droits de base, et puis on ajoute une couche de droits en fonction du fait qu’on soit syndiqué ou non. Pensons par exemple à la négociation collective et à l’existence des conventions collectives, explique Gregor Murray, professeur titulaire à l’Université de Montréal. Aux États-Unis, il est très difficile de passer de l’univers non syndiqué à l’univers syndiqué. Les obstacles sont nombreux. »

Pour corriger cette situation, les chercheurs du Clean Slate proposent d’instaurer un système progressif de droits collectifs. Tous les milieux de travail disposeraient automatiquement d’une surveillante ou d’un surveillant élu par ses pairs. Des comités d’entreprise pourraient être implantés à la demande de trois travailleurs ou travailleuses. Le syndicalisme minoritaire, c’est-à-dire l’accréditation d’un syndicat représentant moins de 50 % des travailleurs et des travailleuses, serait permis sous certaines conditions. Dès qu’un syndicat emporte la majorité, il obtiendrait le monopole de la représentation, comme à l’heure actuelle. Ainsi, la coexistence entre un syndicat majoritaire et un syndicat minoritaire pour une même accréditation ne serait pas permise. Un système de négociation sectorielle serait mis en place lorsque 5 000 personnes salariées ou 10 % d’un secteur en font la demande.

Des obstacles de taille à une adoption intégrale du rapport

Apporter des changements structurants aux lois du travail américaines pourrait constituer un défi de taille, plus particulièrement au palier fédéral, selon Matthew Ginsburg. En outre, les syndicats américains s’entendent sur la nécessité d’accorder davantage de droits aux travailleurs et aux travailleuses, mais les recommandations du Clean Slate ne font pas nécessairement consensus. « Par exemple, tous s’entendent pour dire que la négociation sectorielle est une bonne chose. Toutefois, certains pensent qu’on devrait appuyer la négociation sectorielle volontaire (“pattern bargaining”) qui existe actuellement dans plusieurs secteurs alors que d’autres souhaitent la mise en place d’une structure pour faciliter la négociation dans les secteurs où la syndicalisation est faible. »

Même s’il estime que le rapport est intéressant et mériterait d’être plus connu, le professeur titulaire Gilles Trudeau de l’Université de Montréal voit mal comment celui-ci pourrait être mis en œuvre. « Jusqu’à quel point la législation peut-elle précéder et provoquer l’action collective? De tels changements supposent que la classe ouvrière ait des intérêts communs et partage une vision commune ». En effet, on peut difficilement entrevoir des réformes d’une telle profondeur sans pression collective de la part du mouvement syndical.

Quelles leçons pour le Québec?

Même si le Clean Slate reste profondément ancré dans la réalité américaine, le rapport demeure pertinent pour le Québec, et ce, autant du point de vue des recommandations que du processus. Par exemple, il est recommandé d’élargir le champ du négociable ou d’étendre l’obligation de négocier à l’ensemble des acteurs qui détiennent le pouvoir de structurer les conditions de travail. « Le premier intérêt pour ce rapport du côté québécois, c’est cet exercice de mettre des gens ensemble et d’essayer de formuler une vision commune de ce que pourrait être le droit du travail pour le futur », explique Gregor Murray. « La comparaison du Québec avec les États-Unis permet de constater que plusieurs acquis au Québec sont le résultat de l’action politique du mouvement ouvrier », analyse Gilles Trudeau.