En octobre, Frédéric Legault, Arnaud Theurillat-Cloutier et Alain Savard ont publié Pour une écologie du 99 % : 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme, un petit guide pratique afin de comprendre la bataille sociale de notre ère, la transition écologique. Simple et concis, le livre s’attaque à vingt mythes que l’on entend souvent lorsqu’il est question d’environnement. Dans le cadre de la COP26, à Glasgow, Le Monde ouvrier s’est entretenu avec un des auteurs, Frédéric Legault, enseignant en sociologie, sur la transition juste.
Le Monde ouvrier : Votre livre part avec une prémisse que la transition écologique n’est pas une responsabilité individuelle, mais une responsabilité corporative et de la classe dirigeante. Pourriez-vous nous résumer ce qui vous a amené à ce constat?
Frédéric Legault : Le débat public place souvent la responsabilité climatique sur les épaules du consommateur. Plutôt que de se limiter à la sphère de la consommation, nous proposons de prendre un pas de recul et de considérer l’ensemble du système économique comme responsable de la crise écologique, particulièrement la sphère de la production. La culpabilité environnementale doit changer de camp étant donné le rôle décisionnel des consommateurs et consommatrices, des travailleurs et travailleuses. On n’a pas de rôle économique décisionnel, les investissements en énergies fossiles, en bâtiments, en industries ne sont pas tributaires de la sphère de la consommation ou de la sphère du travail, mais relèvent des entreprises et des corporations les plus puissantes qui organisent le marché à leur avantage.
MO : Avec votre pas de recul et en ciblant la production, quelle est la place des travailleurs et travailleuses dans cette réflexion?
FL : Ce que nous mettons de l’avant, c’est qu’étant donné l’absence de pouvoir décisionnel du 99 % sur l’économie, c’est de mettre en place une démocratie économique, redonner le pouvoir aux travailleurs et travailleuses pour qu’ils puissent ne pas être ceux qui écopent de la transition. Par exemple, la fermeture de l’industrie fossile, qui est une priorité dans la transition énergétique, doit être faite avec les travailleurs et non sur leur dos pour s’assurer qu’ils maintiennent des conditions de vie digne, qu’ils soient reconvertis dans des industries moins polluantes. Ils doivent faire partie du processus décisionnel, ça ne doit pas être juste des patrons qui décideront du comment cette transformation sera faite. Et ça, historiquement, c’est prouvé, si un groupe social ne fait pas partie des décisions qui le concernent, il va faire partie du groupe exclu et va écoper des décisions.
MO : Quelle est selon vous la méthode pour s’organiser? Vous parlez de la nécessité de la démocratie, mais cela s’articule comment?
FL : La démocratie économique, on la met de l’avant en opposition à une absence de pouvoir de la majorité sur ses conditions de vie. Un des principaux problèmes de notre système c’est que les travailleurs manquent de pouvoir économique. Ce n’est qu’une petite élite qui prend la majorité des grandes décisions économiques. Comment on s’organise face à ce constat-là? C’est en joignant nos forces, nos pouvoirs individuels de façon collective pour avoir plus de pouvoir que notre adversaire pour être en mesure de faire entendre notre voix.
MO : Dans le fond, vous parlez de syndicalisme?
FL : Un syndicalisme de combat, pas un syndicalisme de concertation. Un syndicalisme qui renoue avec son rôle citoyen. Si on reconnaît la nécessité d’accumuler du pouvoir collectif pour mettre dans les câbles les adversaires de l’écologie, disons l’énergie fossile et ses alliés, il va falloir accepter de déranger ce pouvoir-là. Une des meilleures façons d’y arriver, c’est par la grève climatique. Comme les patrons sont les principaux responsables de la situation dans laquelle nous sommes, les syndicats et les écolos peuvent et doivent faire front commun contre eux. Il y a des risques, mais ils doivent être évalués et envisagés sérieusement étant donné l’ampleur de la crise écologique.
MO : Dans votre livre, vous abordez comment surmonter l’individualisme ambiant et la crainte de parler à son voisin ou à son collègue d’enjeux de société. Quelle est votre suggestion?
FL : On s’est inspiré de littérature de mobilisation syndicale que nous appliquons à la lutte climatique. Les gens sont déjà organisés dans leur vie. Ça peut être avec leur équipe de hockey, leur famille, le club social, la gang qui va prendre des brunchs ensemble ou qui va au Tim avant la job. Les gens sont souvent déjà regroupés et, dans ces groupes, il existe des leaders naturels, des gens qui ont de l’influence et la confiance de leurs collègues. Une des techniques est de passer par ces gens et de les recruter en premier et, si une de ces personnes vient, elle ne vient pas toute seule. Il faut construire à partir des liens de confiance qui existent déjà. Ce n’est pas tant par des arguments rationnels que l’on va recruter les gens à la cause, mais c’est par les liens relationnels.
MO : On parle beaucoup de décroissance et c’est un terme qui fait peur aux travailleurs et travailleuses parce qu’on l’associe souvent à la réduction de l’économie, de l’emploi et de la qualité de vie. Comment voit-on la décroissance dans une perspective de travailleur?
FL : La décroissance est prise avec son propre buzzword décroissance, soit que l’économie est basée sur la croissance et qu’il faudrait qu’elle décroît. Il faudra évidemment diminuer la taille physique de notre économie, soit extraire moins de matières premières et d’énergie de la nature et expulser moins de déchets et de GES dans la nature. Mais cette réduction ne se traduirait pas par une diminution de la qualité de vie, il va y avoir moins d’emplois polluants, mais cela ne veut pas dire qu’il y aura moins d’emplois payants. Il faudra certes fermer les industries les plus polluantes (comme l’industrie fossile), mais il faudra en contrepartie développer des alternatives de transport en commun et des réseaux courts d’échange. Certains secteurs devront décroître, alors que d’autres devront croître. Cela va créer de l’emploi. Les sommes actuellement investies dans les énergies fossiles vont devoir tôt ou tard être réinvesties dans les énergies renouvelables et les industries à faible empreinte environnementale. Or, cela ne se traduit pas nécessairement par des pertes d’emplois.
MO : Vous parlez de transition vers des emplois moins polluants, mais cela ne veut pas nécessairement dire que tout le monde devient programmeur ou influenceur sur Instagram demain?
FL : Évidemment pas. C’est une question difficile à répondre dans l’abstrait, mais on peut dire qu’on n’assistera pas à la disparition des emplois de cols bleus, il y aura de des industries encore pour construire ou produire, mais elles devront être optimales en termes d’utilisation des matériaux et d’énergie pour assurer une production la moins gourmande en énergie et en matière possible. C’est la clef de la transition. Pour réduire l’empreinte carbone, il faut aussi se mettre en tête que l’on doit réduire, voire éliminer, le transport aérien et maritime de marchandises et produire le plus localement possible. Ça inclut aussi la relocalisation de la production de biens que nous produisons à l’extérieur en ce moment. Les tenants de la décroissance ne sont pas contre les travailleurs et travailleuses, mais contre leurs dirigeants qui n’agissent pas pour mener une transition. En fait, ce sont les dirigeants qui agissent contre les intérêts des travailleurs en ne préparant pas dès maintenant une transition écologique de l’entreprise.
MO : Les cycles de la COP se concentrent sur les mécanismes de la bourse du carbone. Dans votre livre, vous semblez critique de l’idée de marchandiser l’émission de carbone. Est-ce que vous pensez que les conférences sur le climat sont en fait détournées par une fausse solution?
FL : C’est en effet une fausse solution. Mettre des mécanismes économiques indirects non contraignants, ni pour les États ni pour les entreprises, cela n’est pas une bonne idée. Nous devrions plutôt y aller avec des solutions politiques contraignantes, comme un budget carbone maximum, un traité de non-prolifération des énergies fossiles.
Le marché du carbone est un marché, dans lequel la marchandise n’existe pas, il faut la créer, ce sont les droits d’émission. L’idée est de diminuer dans le temps le nombre de droits d’émission émis par les États et cela créera une rareté, augmentera les coûts et forcera, avec le temps, les entreprises à investir dans des secteurs moins polluants. Malheureusement, le prix du carbone n’est pas assez élevé pour être contraignant auprès des entreprises et ainsi atteindre les objectifs qu’il se donne. Ce n’est pas assez cher. Et de plus, des entreprises peuvent capitaliser là-dessus, ce qui explique pourquoi elles acceptent que ce soit discuté à la COP, cela ne remet pas en question leur mode opérationnel.
C’est trop peu de changement et, avec l’environnement, gagner lentement signifie que l’humanité va perdre assurément.
MO : Pour conclure, qu’est-ce que vous aimeriez communiquer aux travailleurs et travailleuses?
FL : Le mouvement écologiste est un allié des travailleurs et travailleuses. Le pouvoir en place tente de nous présenter comme des adversaires, alors que les écolos et les syndiqués sont des alliés naturels pour assurer des conditions de vie dignes à tout le monde à l’intérieur des limites planétaires.
Malgré ce que les médias racontent, nous devons travailler ensemble pour amorcer la transition avec les travailleurs et travailleuses pour que ce soit le moins douloureux possible peu importe l’industrie. Le problème c’est que nous n’avons pas accès aux travailleurs directement pour leur communiquer. On ne se parle qu’à travers les médias et des délégués, ce qui déforme les messages de tout le monde. Il n’y a pas un écolo qui se réjouit de la perte d’emplois, ce que l’on veut c’est la reconversion industrielle au détriment des patrons, pas des travailleurs. C’est pour ça qu’il faut se parler.
LEGAULT, Frédéric, THEURILLAT-CLOUTIER, Arnaud, SAVARD, Alain, Pour une écologie du 99 %, 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme, Écosociété, 2021, 294p.
